• A propos de pères

    Bonne fête à tous les pères, même si parmi mes lecteurs ils ne sont pas nombreux.
    J'ai retrouvé cet article de Khaz http://kazimir.eklablog.com/bien-avant-le-telephone-portable-a182795214 qui m'a beaucoup ému.

    Ce jour je vais vous raconter un souvenir que je retiens depuis de nombreuses années pour la raison qu'il révèle un fait intime, une sorte de petit secret familial, dont je suis aujourd'hui, et depuis le décès de mes parents, le seul détenteur.

    Mais la vraisemblance que ce blog s'en vienne à fermer dans un temps relativement court m'inspire de surmonter ma réticence à écrire donc révéler ce qui va suivre.  Certains de mes lecteurs se moqueront peut-être ... Et bien tant pis.  Ma décision est prise.

    - Bien avant le téléphone portable ! -

    Plusieurs faits pour situer l'époque et la situation des protagonistes : mes deux parents et moi.

    C'était au début de l'été 1945, année où je passais mon second bacc.

    Etais-je un peu "retardé" ? Cela se pourrait bien, et c'est même une certitude, car quand je vois les jeunes au même âge maintenant....  rien de comparable. Ils ont (pour ne parler que de ça) tous déjà pris l'avion et découvert plusieurs continents !

    Nous, nous vivions dans un tout autre monde, qui n'existe vraiment plus, et notre famille plus particulièrement, car nous vivions très en marge de la
    société : mon père, Gueule Cassée de 14, ne pensait, dès qu'il rentrait à la maison, qu'à y libérer son visage de son masque, si lourd à porter. Mais s'il ne pouvait pas montrer son visage à l'extérieur, nous devions, nous, en supporter la vision : un gouffre béant ouvert sur les entrailles de son cerveau ...

    Nous habitions aux "Saints-Pères", une extension de la ville de Meaux, à 5 km de la gare de Meaux, ce qui va prendre de l'importance pour ce que je vais raconter.

    Mon père pour sa profession utilisait beaucoup le train, et aussi la bicyclette. Il connaissait peu Paris mais savait tout de même y aller. Par exemple il y allait pour acheter de la bonne huile d'olive dans un magasin près du Bazar de l'Hôtel de Ville. Moi, pas du tout : je n'avais mis qu'une fois les pieds dans la capitale, en 1939 (j'avais 12 ans) pour voir l'expo universelle, ce qui veut dire que l'image unique que j'avais de Paris était équivalente à un rêve (éveillé et émerveillé) sans la moindre connaissance concrète et opérationnelle.

    Puis était venu (après 1939)  le long cauchemar de la guerre, années de plomb, période sombre qui s'acheva sous les bombes et le feu des avions anglais (les Black-Widows, à deux fuselages) et le rugissement des chars américains.  ...

    Or voici que mon épreuve écrite du baccalauréat se passait pour nous à Paris. Pourquoi ? Je n'en ai pas la moindre idée. Mais il me fallait aller à Paris. On m'aurait dit, il te faut aller sur la lune, je n'aurais pas été plus embarrassé. Mon père a donc décidé de venir avec moi à Paris, et ce évidemment par le train. Ce qui veut dire descente à la gare en vélo afin d'y prendre un train pour Paris.

    Vous me suivez encore? Super!  

    ***

     Nous étions arrivés en gare avec beaucoup d'avance, habitude paternelle.

    Autre habitude paternelle : s'installer au milieu du train. En cas de collision, les dégâts touchaient soit l'avant du train, soit l'arrière. C'était donc la zone la plus sûre. Il me l'avait une fois de plus expliqué ce jour-là même, en choisissant nos places dans ce train encore vide. Il ne nous restait plus qu'à attendre le départ du train.

    Tout était calme, parfait : détente complète pour un voyage si bien préparé. 

    *** 

    Mais dans notre maison aux Saints-Pères, le modeste lieu où nous cachions nos vies, la situation était bien différente ! 

    - Bien avant le téléphone portable ! -

     Ma mère venait de découvrir quelque chose. Ma convocation aux épreuves du bacc ! J'étais parti sans. Comment dans ces conditions y être admis ?

    Bon, l'heure du départ du train n'était pas encore arrivée, mais il lui fallait se rendre à la gare pour nous passer ce document. Comment ? Ma mère ne roulait pas en vélo. Et sportive, pas le moindre du monde.

    Peu importe, il n'y avait qu'à courir. Mais sur une telle distance, cela parait impossible à une personne non entrainée. Elle s'élança cependant. Ma mère était très croyante. Elle adopta une façon scoute de courir ( ? ) courir trois minutes puis marcher trois minutes en essayant de récupérer lors de cette marche. En fait elle récitait trois "je vous salue Marie" en courant puis trois autres en marchant (je ne suis pas sûr du chiffre trois).

    Que pouvait-elle bien penser, ma mère (et je suis ému en la nommant ainsi et en l'imaginant ainsi) en plus de courir au-delà de toute prudence ?

    A une seule chose, c'est que le succès où l'échec de sa tentative allait se jouer à quelques secondes près, et ce dans le meilleur des cas. Mais que si mon père restait avec moi au centre du train, cela voulait dire qu'arrivée sur le quai, il lui faudrait encore courir pour remonter ce train sur la moitié de sa longueur, et qu'elle n'y arriverait pas. 

    *** 

    Alors pendant ce temps, que se passait-il pour nous dans le train ? Rien pour commencer. Il y avait très peu de monde dans les wagons. Mais peu à peu, mon père perdait son calme habituel. Il devenait de plus en plus inquiet, comme agité par un mal secret, ce qui l'amena à se lever plusieurs fois, se rasseoir, se relever, regarder vers le quai. Puis soudain il me dit : on descend et on va remonter dans le dernier wagon. Moi qui l'observais en silence (on parlait peu dans la famille) mais avec un étonnement croissant, je l'ai suivi comme son ombre. Nous prenions un risque car le moment fatidique où le chef de gare allait siffler le départ approchait dangereusement. Mais voilà, nous grimpions dans le dernier wagon au moment même où le coup de sifflet du départ a percé le silence du matin, et mon père s'est littéralement précipité vers la dernière fenêtre de ce wagon (c'était un wagon ouvert, sans aucun compartiment) a ouvert cette fenêtre, et là ont retenti (faiblement) deux appels sur le quai : " Julien ! Julien ! ".

    Le train commençait à rouler. Mon père a tendu le bras vers le quai, a saisi quelque chose que lui tendait ma mère, et ce fut tout, car le train prenait doucement mais inexorablement de la vitesse.

    Nous étions à nouveau simplement tous les deux dans le wagon. 
    D'autres personnes ? Pas le moindre souvenir.

    Mon père a regardé de quoi il s'agissait. La convocation. Parfait, tout était enfin dans l'ordre. Le train pouvait rouler, la journée commençait. 

    Et oui, car cette journée (où je passais donc un examen important pour la suite de mes "études") ne faisait que commencer. Curieusement je n'en garde aucun souvenir. Les examens eux-mêmes ne m'ont jamais stressé. Tout s'est bien passé. Plus rien à en dire.

    Par contre reste en moi, vaste comme le cratère d'un volcan, l'immense espace creusé par cette question sans réponse jusqu'à ce jour : que s'est-il passé entre mon père et ma mère ce matin-là ? Comment l'imaginer ? Le décrire ? Quels mots utiliser ? Quels concepts ? Comment ont-ils "communiqué" entre eux, de telle sorte que mon père a finalement pris cette ultime décision, si opposée à sa pensée ?

     Pas la moindre idée.  

    Mais pas la moindre possibilité non plus de penser   ... qu'il ne s'était rien passé. Simplement je n'ai pas les mots nécessaires.

     ***

     Ma mère a survécu à cette épreuve insensée.

    Moi qui ne vais pas fort en ce moment et qui suis à bout de souffle alors que je ne fais quasiment rien, je suis d'autant plus ... impressionné en évoquant et en tentant de décrire ces minutes. Si j'étais en meilleure forme, je me lancerais peut-être dans des hypothèses. Mais mieux vaut sans doute que je me taise. De plus je ne suis là que sur un petit ordinateur de secours qui ne me permet pas d'ajouter un dessin, navré. 

    *** 

    Si par hasard c'était mon dernier article, et bien ce serait une curieuse chose, une de plus. Mes autres articles, conte du dimanche, réflexion du mercredi, sont tous préprogrammés (ainsi que celui-ci), je les laisse tels qu'ils sont. Le dernier est un petit conte pour le dimanche 8 mars. 

    Ensuite .... on verra ! 

    Bisous à tous.


  • Commentaires

    1
    Dimanche 18 Juin 2023 à 09:48

    Incroyable et magnifique confidence outre-monde, relue avec émotion... 

    2
    Danielle
    Dimanche 18 Juin 2023 à 11:10

    Je relis cet article plein de sensibilité et je suis encore remplie d'émotion car Khaz m'avait parlé du "jour du Bac" mais je ne pensais pas qu'il écrirait un jour cette histoire, il était si pudique ! Cet épisode l'avait beaucoup marqué et il s'interrogeait encore... quelle force a pu pousser sa mère à courir jusqu'à la gare éloignée, comment son père avait-il pu ressentir cet événement ? Tout cela l'avait étonné et s'était inscrit dans sa mémoire bien plus que les épreuves de l'examen.

    Son énergie l'abandonnait, tout effort lui coûtait énormément et son souffle déclinait aussitôt, le laissant épuisé, vidé de toute force. Alors je protestais, pour la forme, mais je savais parfaitement qu'il avait besoin de s'accrocher et de puiser dans ses faibles ressources face à la maladie. Rebelle et combattif  jusqu'au bout notre pinson. Bonne journée Dominique, et bonne fête à tous les papas. Danielle

    3
    FAN
    Dimanche 18 Juin 2023 à 17:41

    Une anecdote qui m'avait bouleversé!!! Il nous manque Pinson!!! Sniff!!Bisous Fan

    4
    Dimanche 18 Juin 2023 à 19:37

    ... je me souviens, Kasimir m'avait faites plusieurs fois des allusion suite à mes commentaires, dans les quelles j'ai parler de "transmissions de pensées". J'ai vécu tellement de ces phénomènes avec des personnes que j'ai aimé, et... pour eux, c'était ressenti de la même façon.Merci Dominique pour cet article et bon fin de dimanche!

     

    5
    Le nez o vent
    Dimanche 2 Juillet 2023 à 09:07

    Beaucoup d'émotions en relisant cette page de Pinson déclinant

    Merci Domnique

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :